miércoles, 18 de febrero de 2009

L’INTERDIT

par Camille Gobart

Victime d’un ennui causé par la répétition des mêmes gestes, des mêmes actions, son esprit stagnait, dangereusement vide, amorphe et confondu par un présent invariable. Personne n’avait soupçonné, pas même lui, qu’elle put avec le temps se perdre un jour dans ses pensées comme on s’égare dans un labyrinthe. Il ne s’en était pas aperçu tout d’abord, quand il aurait fallu être à l’écoute et bienveillant, il avait été aveugle et sourd aux images insaisissables qui venaient l’étourdir lors de ses retraites intérieures. Il travaillait ardûment, plongé dans l’étude de l’expressionnisme allemand, se débattant avec ferveur entre Kokoschka, Kirchner et les autres. Lors d’une lecture de passages de La Naissance de la tragédie où Dionysos et Apollon s’entendent, entourée de rares amis, elle fut pénétrée par une étrange conscience malséante de ce qui remuait en elle depuis très longtemps, elle se remémora La Notte, Lidia et Giovanni, les célébrations qui s’étaient perdues avec le passage muet des années, l’absence d’efforts pour se souvenir des dates, l’incommunication graduelle. Elle comprit qu’à la longue l’amour exigeait régulièrement, comme les soudures qu’il faut souvent réviser ou même renouveler, l’incandescence du fer.
Elle entra sans vaciller. Le bar était bruyant, familier, aguicheur. Autour d’elle s’agitaient des corps moites aux étreintes sensuelles. On ne se dit rien, ce n’est pas la peine, quelques onomatopées seulement font vibrer les gorges ; pas de négoce, pas de confessions, plus d’égo, la piste de danse déborde sur la rue et des langues vaillantes titillent sans complexe des sexes de prime abord timides, mais dont frottements et succions répétés accroissent les dimensions ; ses lèvres expertes maintenant au va-et-vient charnel épousent les reliefs veineux, tandis que ses yeux craquelés, le pourtour de l’iris rouge, s’ouvrent grand pour épier les spasmes expressifs de son délicieux amant posté contre le mur de l’entrée, juste en dessous du nom du bar incomplet qui fait clignoter les clients : La Quatrième.
Il préférait, plutôt par lâcheté que conviction propre, fermer les yeux sur ses excès, il fuyait en somme l’effrayante confrontation avec une réalité qu’il n’assimilait plus, car elle s’était inventée une morale, la sienne propre, et par là même, elle s’éloignait, irrépressiblement. Elle recevait à tout instant invitations à des plaisirs conjugués qu’il était loin de s’imaginer concrètes, il ne soupçonnait pas que son imagination put l’emmener aux confins d’un monde dénué de toute valeur, où flottaient librement le plaisir et la démesure. De son côté, elle luttait vainement, essayant de contenir cette vague qui la menait aux limites de la noyade, la tête lui tournait, elle aurait voulu s’essorer l’âme ou disparaître dans l’amas de pensées que secouait indéfiniment le maelstrom de sa psyché.
Au fond, pour reprendre une phrase de Milan Kundera, elle mourait d’envie, comme nous tous, de transgresser les conventions, les tabous érotiques et accéder enivrée au royaume de l’Interdit.

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